14

 

L’inspecteur Lord referma la porte du hall derrière Clarissa, puis s’approcha de l’agent qui écrivait toujours dans son calepin.

— Où est l’autre femme ? La jardinière. Miss… euh… Peake ? demanda l’inspecteur.

— Je l’ai mise sur le lit dans la chambre d’amis, dit l’agent Jones à son supérieur. Une fois qu’elle est revenue de sa crise d’hystérie, j’entends. Elle m’a fait passer un mauvais quart d’heure, elle riait et pleurait que c’était terrible à voir.

— Peu importe si Mrs Hailsham-Brown va lui parler, dit l’inspecteur Lord. Mais elle ne doit pas parler à ces trois hommes. Nous ne voulons pas qu’ils comparent leurs versions, ou qu’ils se soufflent les réponses. J’espère que vous avez fermé à clé la porte de la bibliothèque qui donne dans le hall ?

— Oui, monsieur, assura l’agent Jones. J’ai la clé sur moi.

— Je ne sais pas quoi penser d’eux tous, avoua l’inspecteur à son collègue. Ce sont tous des gens très respectables. Hailsham-Brown est un diplomate du Foreign Office, Hugo Birch est juge de paix et nous le connaissons, et les deux autres invités ont l’air de gens honnêtes et distingués, enfin, vous voyez ce que je veux dire… Mais il se passe quelque chose de louche. Aucun d’eux n’est franc avec nous et j’y inclus Mrs Hailsham-Brown. Ils cachent quelque chose, et je suis déterminé à trouver de quoi il s’agit, que ce soit en rapport avec ce meurtre ou non.

Il tendit les bras au-dessus de sa tête comme s’il cherchait à recevoir l’inspiration d’en haut, puis s’adressa de nouveau à l’agent Jones :

— Bon, on ferait mieux de continuer. Prenons-les un par un.

Comme l’agent Jones se levait, l’inspecteur Lord changea d’avis.

— Non. Un instant. Je vais d’abord parler à ce majordome, décida-t-il.

— Elgin ?

— Oui, Elgin. Faites-le venir. J’ai dans l’idée qu’il sait quelque chose.

— Certainement, monsieur, répondit l’agent Jones.

Quittant la pièce, il trouva Elgin en train de rôder près de la porte du salon. Le majordome tenta de faire mine de se diriger vers l’escalier, mais s’arrêta quand l’agent l’appela et entra dans la pièce, l’air plutôt nerveux.

L’agent Jones ferma la porte du hall et reprit place pour prendre des notes, tandis que l’inspecteur indiquait une chaise près de la table de bridge.

Elgin s’assit, et l’officier de police commença son interrogatoire :

— Bon, vous êtes parti au cinéma ce soir, mais vous êtes revenu. Pourquoi cela ?

— Je vous l’ai dit, monsieur. Ma femme ne se sentait pas bien.

L’inspecteur Lord le considéra attentivement.

— C’est vous qui avez fait entrer Mr Costello quand il est venu ce soir, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

L’inspecteur s’éloigna de quelques pas, puis se retourna brusquement.

— Pourquoi ne pas nous avoir dit tout de suite que c’était la voiture de Mr Costello qui était dehors ? demanda-t-il.

— Je ne savais pas à qui elle appartenait, monsieur. Mr Costello n’est pas venu jusqu’à la porte avec elle. Je ne savais même pas qu’il était venu en voiture.

— N’était-ce pas plutôt étrange ? De laisser sa voiture près des écuries ? suggéra l’inspecteur Lord.

— Eh bien oui, monsieur, je suppose que ça l’était. Mais j’imagine qu’il avait ses raisons.

— Qu’entendez-vous par là, exactement ? demanda vivement l’inspecteur.

— Rien, monsieur, répondit Elgin. (Il paraissait presque content de lui.) Rien du tout.

— Aviez-vous jamais vu Mr Costello auparavant ?

L’inspecteur posa cette question d’une voix cassante.

— Jamais, monsieur.

L’inspecteur Lord prit un ton lourd de sens pour demander :

— Ce n’est pas à cause de Mr Costello que vous êtes revenu ce soir ?

— Je vous l’ai dit, monsieur. Ma femme…

— Je ne veux plus entendre parler de votre femme, l’interrompit l’inspecteur. (S’éloignant d’Elgin, il continua :) Depuis combien de temps êtes-vous au service de Mrs Hailsham-Brown ?

— Six semaines, monsieur.

L’inspecteur se retourna face à Elgin.

— Et avant ça ?

— Je… je prenais un peu de repos, répondit le majordome, mal à l’aise.

— Du repos ? répéta l’inspecteur Lord d’un ton soupçonneux. (Il marqua une pause, puis ajouta :) Vous êtes conscient que, dans une affaire comme celle-ci, vos références vont devoir être examinées de très près.

Elgin fit mine de se lever.

— Si vous n’avez plus besoin de moi… commença-t-il, puis il s’arrêta et se rassit. Je ne voudrais surtout pas vous tromper, monsieur. Ce n’était rien de vraiment mal. C’est-à-dire… comme l’original des références avait été déchiré… je ne me souvenais pas tout à fait de la formulation…

— Alors vous avez rédigé vos propres références, l’interrompit l’inspecteur. C’est à cela que ça revient, n’est-ce pas ?

— Je ne voulais de mal à personne, protesta Elgin. Je dois gagner ma vie…

L’inspecteur Lord l’interrompit à nouveau :

— Pour le moment, les fausses références ne m’intéressent pas. Je veux savoir ce qui s’est passé ici ce soir, et ce que vous savez de Mr Costello.

— Je ne l’avais jamais vu de ma vie, insista Elgin.

Tournant les yeux vers la porte du hall, il continua :

— Mais j’ai une idée de la raison qui l’a amené ici.

— Oh, et quelle est-elle ? voulut savoir l’inspecteur.

— Le chantage, dit Elgin. Il savait quelque chose sur elle.

— Par « elle », dit l’inspecteur Lord, je suppose que vous voulez dire Mrs Hailsham-Brown.

— Oui ! continua Elgin avec enthousiasme. Je suis entré pour lui demander si elle désirait autre chose, et je les ai entendus parler.

— Qu’avez-vous entendu exactement ?

— Je l’ai entendue qui disait : « Mais c’est du chantage. Je refuse de m’y soumettre. »

Elgin adoptait un ton extrêmement dramatique en citant les paroles de Clarissa.

— Hum ! répondit l’inspecteur, quelque peu dubitatif. Autre chose ?

— Non, reconnut Elgin. Ils se sont tus quand je suis entré, et quand je suis sorti ils ont baissé la voix.

— Je vois.

Il lança un regard appuyé au majordome, attendant qu’il reprenne la parole.

Elgin se leva de sa chaise. Sa voix était presque geignarde lorsqu’il supplia :

— Vous ne serez pas dur avec moi, monsieur, n’est-ce pas ? J’ai déjà eu assez d’ennuis comme ça.

L’inspecteur Lord le considéra encore un peu, puis déclara avec dédain :

— Oh, ça suffit. Sortez.

— Oui, monsieur. Merci, monsieur, s’empressa de répondre Elgin, qui sortit précipitamment dans le hall.

L’inspecteur le regarda partir, puis se tourna vers l’agent Jones.

— Chantage, hein ? murmura-t-il en échangeant un regard avec son collègue.

— Et Mrs Hailsham-Brown qui a l’air d’une dame si charmante, observa l’agent avec un air un peu pincé.

— Oui, bon, on ne sait jamais, avec les gens, remarqua l’inspecteur Lord.

Il s’interrompit, puis ordonna sèchement :

— Je vais voir Mr Birch, maintenant.

L’agent Jones alla à la porte de la bibliothèque.

— Mr Birch, s’il vous plaît.

Hugo entra, l’air fermé et quelque peu rebelle. L’agent ferma la porte derrière lui et s’assit devant la table, pendant que l’inspecteur accueillait Hugo avec amabilité.

— Entrez, Mr Birch, l’invita-t-il. Asseyez-vous là, je vous prie.

Hugo s’assit, et l’inspecteur reprit :

— Voilà une affaire très déplaisante, j’en ai peur, monsieur. Qu’avez-vous à nous dire à son sujet ?

Plaquant violemment son étui à lunettes sur la table, Hugo répondit d’un air de défi :

— Absolument rien.

— Rien ? interrogea l’inspecteur Lord, l’air surpris.

— Que voulez-vous que je dise ? s’exclama Hugo. Cette fichue bonne femme ouvre le fichu placard, et voilà qu’en tombe un fichu cadavre. (Il eut un grognement d’impatience.) Ça m’a coupé le sifflet. Je ne m’en suis pas encore remis. (Il foudroya l’inspecteur du regard.) Inutile de me demander quoi que ce soit, annonça-t-il fermement, parce que je ne suis au courant de rien.

L’inspecteur considéra attentivement Hugo un instant avant de demander :

— C’est votre déclaration ? Juste que vous n’êtes au courant de rien ?

— C’est ce que je vous dis, répéta Hugo. Ce n’est pas moi qui ai tué ce type.

Il le foudroya à nouveau du regard.

— Je ne le connaissais même pas.

— Vous ne le connaissiez pas, répéta l’inspecteur Lord. Très bien. Je ne prétends pas que vous le connaissiez. Je ne prétends certainement pas que vous l’avez tué. Mais je ne peux pas croire que vous ne soyez « au courant de rien », comme vous dites. Alors collaborons pour découvrir ce que vous savez. Pour commencer, vous aviez entendu parler de lui, n’est-ce pas ?

— Oui, lâcha Hugo, et j’avais entendu dire que c’était un sale bonhomme.

— De quelle manière ? demanda calmement l’inspecteur.

— Oh, je ne sais pas ! fulmina Hugo. C’était le genre de type que les femmes apprécient et les hommes pas. Ce genre de choses.

L’inspecteur Lord marqua une pause avant de demander prudemment :

— Vous ne voyez pas du tout pourquoi il a pu revenir dans la maison une seconde fois ce soir ?

— Aucune idée, répondit Hugo avec mépris.

L’inspecteur fit quelques pas dans la pièce, puis se retourna brusquement pour faire face à Hugo.

— Y avait-il quoi que ce soit entre lui et l’actuelle Mrs Hailsham-Brown, à votre avis ?

Hugo parut choqué.

— Clarissa ? Seigneur, non ! Une brave fille, Clarissa. Beaucoup de bon sens. Elle n’irait pas s’intéresser à un type comme lui.

L’inspecteur Lord marqua une nouvelle pause, et déclara finalement :

— Alors vous ne pouvez pas nous aider.

— Désolé. Mais c’est comme ça, répondit Hugo d’un air qu’il voulait nonchalant.

Dans un dernier effort pour tirer de Hugo au moins une miette d’information, l’inspecteur demanda :

— Vous ne saviez vraiment pas que le corps était dans cette alcôve ?

— Bien sûr que non, répondit Hugo, qui avait maintenant l’air offensé.

— Merci, monsieur, dit l’inspecteur Lord en se détournant de lui.

— Quoi ? demanda vaguement Hugo.

— C’est tout, merci, monsieur, répéta l’inspecteur.

Il alla au bureau et prit un livre rouge qui se trouvait dessus.

Hugo se leva, récupéra son étui à lunettes, et était sur le point de se diriger vers la porte de la bibliothèque quand l’agent se leva et lui barra le passage. Hugo se tourna alors vers la porte-fenêtre, mais l’agent déclara : « Par ici, Mr Birch, je vous prie », et ouvrit la porte du hall. Résigné, Hugo sortit et l’agent Jones ferma la porte.

L’inspecteur emporta l’énorme livre rouge sur la table de bridge et s’assit pour le consulter, tandis que l’agent commentait ironiquement :

— Mr Birch est une vraie mine d’informations, n’est-ce pas ? Remarquez, ce n’est pas très agréable pour un juge de paix d’être mêlé à un meurtre.

L’inspecteur Lord se mit à lire à voix haute.

— « Delahaye, sir Rowland Edward Mark, KCB MVO… »

— Qu’est-ce que vous avez là ? demanda l’agent.

Il regarda par-dessus l’épaule de l’inspecteur.

— Oh, le Who’s who !

L’inspecteur continua sa lecture.

— « Études à Eton… Trinity College… » Hum ! « Attaché au Foreign Office… Second secrétaire… Madrid… Plénipotentiaire. »

— Oh oh ! s’exclama l’agent Jones quand il entendit le dernier mot.

L’inspecteur Lord lui adressa un regard exaspéré, et continua :

— « Constantinople, Foreign Office, mission spéciale accomplie… Clubs… Boodles… Whites. »

— Vous voulez le voir maintenant, monsieur ? demanda l’agent Jones.

L’inspecteur réfléchit un instant.

— Non. C’est le plus intéressant du lot, alors je vais le garder pour la fin. Faites donc entrer le jeune Warrender, maintenant.

La toile d'araignée
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